Le total de dioxyde de carbone (CO2) émis chaque année par les activités humaines s'élève à environ 50 milliards de tonnes. Le graphique ci-dessous présente l’évolution de la concentration de CO2 atmosphérique de 1984 à 2019. La ligne rouge indique le niveau à ne pas dépasser d’ici 2100 pour respecter la limite décrétée par les Accords de Paris. Le graphique montre bien qu'à une telle allure, notre trajectoire nous entraîne vers une concentration de CO2 atmosphérique supérieure à cette limite. Si la planète possède bien une certaine capacité d'absorption et de stockage du CO2, celle-ci reste insuffisante pour neutraliser l'ensemble des émissions d'origine anthropiques.
A l'échelle mondiale, les réservoirs terrestres et océaniques, véritables puits de carbone, absorbent respectivement 13 Gt CO2/an et 9 Gt CO2/an, soit au total 55% de nos émissions de gaz à effet de serre (GES) chaque année. Ce déséquilibre entre les émissions d’une part, l’absorption et le stockage naturels d’autre part, nous mènent aux enjeux d'aujourd'hui : comment les entreprises tentent de neutraliser leur empreinte carbone, de quelle manière elles l'intègrent à leur reporting, et comment les investisseurs peuvent exposer leur portefeuille aux mécanismes mettant un prix sur le carbone, ainsi qu’aux technologies sous-jacentes.
Un quota carbone est un document permettant d'émettre 1 tonne de CO2 ou son équivalence pour tout autre GES (tCO2eq). Les quotas s'inscrivent dans un marché obligatoire des quotas carbone, comme il y en a de différentes formes à travers le monde. Ces marchés, comme par exemple le Système d'échange de quotas d'émissions européen, fonctionnent selon les termes "Cap-and-Trade". L'offre de quotas (ou de tCO2eq) annuelle de la part des régulateurs est progressivement réduite, encourageant les projets avec les meilleurs rendements GES/coût. Néanmoins, certaines entreprises ne parviennent pas à émettre moins de tCO2eq que leurs quotas alloués par le gouvernement. Ces mêmes entreprises se tournent donc vers le marché des quotas pour en acheter autant que nécessaire aux entreprises excédentaires. Ainsi, l’offre et la demande de quotas en fixent le prix. Les quotas carbone sont un outil se positionnant sur la réduction des émissions de GES.
En tant qu'investisseur, il est intéressant de se tourner vers des ETF reflétant le prix moyen d'un quota carbone à travers les systèmes d'échange de quotas du monde, pour contribuer et bénéficier de la croissance de ces marchés, nécessaire à l'atteinte de l'objectif Net Zero. Parmi les plus populaires, la société de gestion chinoise Krane Funds Advisors dispose d'un ETF répliquant le prix d'1 tCO2eq sur les marchés de quotas californien et européen, ainsi qu'un ETF regroupant les 3 plus grands marchés de quotas du monde. Ce dernier, KraneShares Global Carbon Strategy ETF (KRBN) est basé sur l'indice IHS Markit Global Carbon, lui-même suivant les contrats de futures sur les quotas carbone.
Un crédit de compensation carbone, souvent confondu avec un quota carbone, est un document certifiant qu'une entreprise a financé des projets permettant d'éviter ou de stocker 1 tCO2. Ces crédits sont échangés sur le marché volontaire des crédits carbone, que l'on peut retrouver à différentes échelles dans le monde. Le marché volontaire mondial en termes de $/an est estimé à 0,4 milliards en 2020, 10-25 milliards en 2030, 40-115 milliards en 2040 et 90-480 milliards en 2050. Contrairement à son homologue obligatoire qui propose des prix allant jusqu’à $87 pour le marché européen, le marché volontaire propose des crédits carbone pour seulement $2 à $8 par tCO2eq.
Constituant une source de revenu pour les entreprises émettrices de crédits de compensation carbone, les projets sous-jacents peuvent prendre différentes formes, dont les plus répandus sont les énergies renouvelables, l'amélioration de l’efficacité énergétique, le captage et stockage du CO2 et du méthane, ainsi que les projets de reforestation, d’afforestation et d’intégration de végétation à d’autres formes d’utilisation des terres. En tant qu'investisseur, ce marché prometteur expose le portefeuille à une décorrélation de la cyclicité du marché, ainsi qu’une importante croissance sur le long terme. On compte parmi les options grandissantes NETZ.NEO, fonds géré par Carbon Streaming Corporation, dont le business model repose sur l'investissement dans des projets générateurs de crédits carbone pour les vendre.
La mise en conformité avec des régulations qui se renforcent régulièrement implique de véritables challenges pour les entreprises. En effet, celles-ci doivent d’abord mesurer leurs émissions couvrant les scopes 1 à 3, puis implémenter des stratégies pour les réduire en conséquence. Ainsi, chaque année, les entreprises doivent choisir entre acheter des quotas de plus en plus coûteux, ou lancer des projets de réduction d’émissions sur le long terme, et ainsi acheter moins de quotas.
Le reporting régulier des entreprises sur leurs performances extra-financières, ou rapport RSE, est obligatoire en Europe dans le cadre de la Déclaration de Performances Extra-Financières (DPEF), imposé par la NFRD aux grandes entreprises. Pour les autres, il n’est pas toujours obligatoire, et le détail de son contenu repose souvent sur du volontariat. Les entreprises ont tout intérêt à acheter des crédits de compensation carbone pour respecter leurs résolutions en matière de neutralité carbone d’ici à 2050, dont la demande des consommateurs et investisseurs est grandissante.
Si les données fournies sur l’empreinte carbone des entreprises sont hétérogènes, l’inclusion de crédits carbone dans son calcul l’est encore plus. Par exemple aux US, seulement 20% des entreprises cotées incluent leurs émissions dans leur rapport RSE. Parmi elles, Apple ne spécifie pas la proportion de crédits carbone dans sa stratégie net zéro. D’autres, comme BlackRock, JPMorgan ou encore Disney, ont eu recours à la Nature Conservancy, plus grand groupe environnemental du monde, qui vendait des crédits de compensation carbone basés sur la protection de forêts qui se sont avérées déjà bien conservées. L’achat de ces crédits n’ajoutant rien à la conservation forestière en place, ces entreprises ont déclaré à tort compenser leur empreinte carbone ainsi.
Aux US, une proposition de la SEC, régulateur financier, rendrait obligatoire l’inclusion des émissions de GES dans les rapports financiers, ainsi que d’autres métriques liées au climat et à la gouvernance de l’entreprise en la matière. Cette proposition vise à être publiée en décembre 2022 et s’assimile aux bonnes pratiques globalement acceptées concernant le reporting. Le calcul des émissions devrait donc exclure tout crédit de compensation carbone, c’est-à-dire que le reporting de ces derniers resterait à la discrétion des entreprises. On pourrait éventuellement voir l’émergence d’un scope 4 dédié aux crédits de compensation de carbone, facilitant la transparence des entreprises quant à leurs émissions nettes.
Les crédits carbone restent un outil récent, utilisé par les entreprises à destination des investisseurs. Ils financent des projets de réduction de futures émissions, ou de captage et stockage de carbone. C’est ce deuxième type de projet qui sera étayé dans la partie suivante.
Il existe une multitude de technologies permettant le captage et le stockage du dioxyde de carbone. La DAC, ou capture directe du CO2 dans l’air, est une technologie prometteuse à condition de réaliser des économies d’échelles. Global Thermostat par exemple emploie cette technologie, et Climeworks gère la plus grande installation de ce type. Mais cette technologie reste aujourd’hui bien trop coûteuse: jusqu’à $600 par tCO2eq. En tant que réservoirs naturels de CO2, les océans constituent également une opportunité pour les techniques de DOC pour “direct ocean capture”. Ces méthodes emploient des technologies variées pour désacidifier les océans, captant leur CO2 et par extension, réduisant la concentration de CO2 atmosphérique.
Néanmoins, les technologies de captage et stockage du carbone (CCS) sont de loin les plus répandues de par leur rentabilité. Nous nous concentrerons donc sur celle-ci. De manière générale, les technologies CCS permettent de capter plus de 80% du dioxyde de carbone des usines d’extraction d’énergies fossiles avant même que celui-ci ne soit relâché dans l’atmosphère. Ce CO2 est ensuite stocké sous forme liquide ou solide. Plus spécifiquement, le CO2 peut être capté dans la phase précombustion, mais la méthode la plus répandue aujourd’hui préfère le captage durant la phase postcombustion. Les variantes de la technologie CCS incluent CCUS, ajoutant un U à l’acronyme pour « usage », qui regroupe toutes les technologies trouvant une utilité au CO2 extrait, plutôt que simplement le stocker sous terre ou au fond des océans. BECCS, une autre variante, allie la bioénergie au processus CCS. La biomasse est convertie en énergie, et le CO2 émis lors de cette conversion est capté et stocké.
Bien que nécessaires pour atteindre le Net Zero, les technologies CCS et dérivés ne peuvent remplacer les réductions d’émissions, et ce en partie dû à leur coût. Selon différentes sources, le captage d’1 tCO2eq coûterait entre $75 et $145. Les installations de captage du carbone exigent des coûts initiaux élevés, ce qui constitue un second frein au développement des technologies CCS. La rentabilité de ce dispositif peut s’appuyer sur la vente de crédits carbone pour les tCO2eq générées, ou encore l’utilisation du CO2 pour confectionner du ciment plus résistant et moins polluant. Malheureusement, l’usage le plus répandu demeure l’injection dans les sols pour y augmenter la pression (”EOR” pour “enhanced oil recovery) et ainsi en extraire plus d’énergies fossiles. Il est donc difficile de parler de neutralité ou même de compensation carbone dans ce cas.
Néanmoins, les projections indiquent un futur riche en opportunités avec une croissance qui s’accélère. Il est estimé que le marché global CCS devrait quadrupler d’ici 2025 et atteindre $50 milliards, selon une étude de Rystad Energy. En plus des 56 équipements et stations déjà en activité sur la planète, 84 nouveaux projets privés devraient entrer en service d’ici-là. Ces initiatives devraient porter la capacité de stockage industriel de 41 millions tCO2eq actuellement à 150 millions tCO2eq. L’Europe et l’Amérique du Nord concentrent 63 de ces 84 initiatives. Notamment, la Norvège projette l’ouverture de Longship, le plus grand projet climatique de son histoire industrielle. Les entreprises privées qui utilisent ces technologies incluent par exemple Quest et NET Power. Elles attirent l’attention de grands investisseurs, comme Carbfix, bénéficiant notamment de l’investissement de Bill Gates. Parmi les entreprises publiques, on peut citer Aker Carbon Capture, dont la CCS constitue l’exclusivité de ses activités. Celles-ci s’étendent sur l’Europe du Nord et des opportunités émergent aux US.
L’urgence climatique pesant de plus en plus lourdement sur nos sociétés, mélée à une demande en énergies qui ne cesse de croître et des régulations de plus en plus strictes, rendent inévitable l’utilisation des technologies CCS. De nombreuses innovations continuent d’émerger pour capter, stocker, mais aussi réutiliser le CO2, conférant au marché du captage carbone et, par extension, celui des crédits de compensation carbone, un avenir prometteur. Source d’opportunités et de diversification, cette industrie mérite sa place dans nos portefeuilles d’investissement.